16/04/2015

Pickpocket certainement

Gabriel Byrne sur le tournage "Le temps de l'aventure"

Je marche dans Paris, je vais à un rendez-vous. 
Je suis dans mes idées et m'abstrais facilement de ce qui m'entoure. Mes yeux baissés connaissent l'asphalte par coeur, je ne veux pas marcher dans n'importe quoi.
En passant devant le Lion de Belfort, je ralentis mon allure, je suis en avance.
Je relève le nez, il fait beau. Je me dis que Paris est une belle ville.
Au moment où je longe le square de l'Abbé Migne pour profiter du vert de l'herbe, je les vois. Je suis à quelques mètres d'eux.
Un homme et une femme, la septantaine. Instantanément, je sens que, la démarche, l'attitude, tout chez eux exprime l'indécision. 
L'homme accroche mon regard, il parait hésiter à se diriger vers moi. Je m'arrête net, je sens qu'il veut me demander quelque chose. Il stoppe à vingt centimètres de moi, incline la tête sur le côté, et au milieu du bruit de la circulation, je l'entends articuler un seul mot d'une voix basse, lente et anglo-saxonne:
- Ca-ta-com-bes?
C'est inattendu comme certaines répliques de film. Je pense à une phrase du " Temps de l'aventure", la première question que Gabriel Byrne pose à Emmanuelle Devos: "Excusez-moi, parlez-vous anglais?". Oui, cette voix est la même que celle de l'acteur irlandais. C'est une très belle voix, très élégante. 
Tout à coup, je suis au cinéma.
Je reste muette pendant une seconde. L'homme doute t-il que je lui réponde jamais?
Je me ressaisis. Mais oui bien sûr, je sais où sont les Catacombes. C'est "this way, on the left". Je joins le geste à la parole, surprise d'entendre une voix que je connais, sortir de la bouche d'un touriste égaré dans Paris. C'est tellement improbable.
Les traits de son visage se détendent. Il esquisse le sourire de celui qui n'en revient pas et dit:
- Meur-ci.
Ainsi prononcé ce mot a la même phonétique que "mercy" qui signifie pitié, indulgence. Je comprends bien qu'il me remercie, et j'imagine qu'il joue lui aussi de cette confusion. Il sait qu'il me demande pitié...
La vie d'un touriste à Paris, c'est l'enfer. Il n'y a pas que le barrage de la langue, il y a aussi une barricade à franchir, celle élevée par le parisien stressé et désagréable, persuadé qu'on va lui arracher son sac.
Je lui réponds qu'il est "welcome", et ses yeux expriment du soulagement.
Le sourire épanoui de la dame qui l'accompagne se conjugue au sien, et c'est plein de gratitude qu'ils s'éloignent. Ils ont eu du bol, je ne les ai pas mordus.
Je me retrouve sur le bord du trottoir à attendre que le feu passe au rouge pour traverser, et je replonge dans mes idées.
Cet homme a de l'humour pour avoir demandé pitié, sinon quelle horreur!

Tout en marchant, je pense à une interview de Gabriel Byrne, faite à la sortie du film "Le temps de l'aventure", et dont quelques "morceaux choisis" figurent dans les bonus du DVD. Pour mémoire, j'ai réalisé l'interview de Jérôme Bonnell qui s'y trouve.
Lorsqu'on lui demande s'il se souvient de sa première visite à Paris (probablement vers 1968), voici ce que Gabriel Byrne répond:
"J'avais dix-huit ans je crois. Comme tout le monde, je suis allé à Paris parce que le mystère de cette ville m'attirait. Les grands écrivains s'y étaient installés. Quand on a dix-huit ans et qu'on vit à Dublin, on a envie de revenir sur les traces de Joyce, d'Hemingway, Proust. On a envie de découvrir les lieux de tournage des grands films français. Mais en arrivant, j'ai pas trouvé la ville sympathique. Je ne l'ai pas trouvée magique. En fait, je ne savais pas où aller. Je marchais dans les rues, je me disais, c'est ça Paris? Elle est où la magie? J'étais tout seul. A dix-huit ans, même si j'étais fasciné par le fait d'être ailleurs, le paradoxe entre ce que j'avais imaginé et la réalité de Paris a fait qu'il m'a fallu du temps pour l'apprécier. Jamais je n'aurais imaginé que je reviendrai y tourner un film (...) J'avais peur de demander, je ne parlais pas français. Vous allez comprendre ma naïveté... J'avais étudié l'espagnol à l'école, malheureusement. Je préfère le français, mais j'ai dû étudier l'espagnol. Je savais dire s'il vous plaît, un café. Je disais "Où est..." mais je ne comprenais pas la réponse. A quoi bon poser la question? Je me souviens d'avoir demandé à une française... Excusez-moi parlez vous français?... et elle m'a regardé bizarrement. C'est comme si j'avais demandé à un New-Yorkais s'il parlait anglais. Ce que je voulais dire, c'était : Parlez-vous anglais? Elle m'a pris pour un pickpocket certainement".

Je relève la tête et je vois des camions de cinéma garés sur l'avenue de l'observatoire. Il doit y avoir un tournage dans les environs, un homme s'affaire un talkie à la main
Chaque fois que je tombe sur un tournage, j'ai envie d'aller dire bonjour.
Un instant, je pense aller vers cet homme pour lui demander quel film se tourne dans le coin.  
Et là, je me dis qu'il va peut-être mal m'accueillir parce que je suis l'étrangère du tournage. Si lui comme moi avons le cinéma en commun, comme une langue commune, je sais que nous allons mal communiquer, parce que nous ne nous connaissons pas. 
Je me ravise.
Je file vers mon rendez-vous.


Emmanuelle Devos et Gabriel Byrne sur le tournage "Le temps de l'aventure"

Emmanuelle Devos et Gabriel Byrne sur le tournage "Le temps de l'aventure"