07/12/2014

Mylène Farmer, Tina et moi.


Mylène Farmer sur le tournage du clip "Pourvu qu'elles soient douces" de Laurent Boutonnat

TINA: Acronyme de There Is No Alternative (« Il n'y a pas d'alternative »).

1988:

Scripte sur "Pourvu qu'elles soient douces"... 
Mis en scène par Laurent Boutonnat, le clip relate la suite des aventures de Libertine. A l'époque, c'était le clip le plus cher jamais tourné (3 millions de francs), le plus long aussi (dix-huit minutes).  
Une semaine de tournage en région parisienne, journées épuisantes, nuits courtes. Quelques cinq cents figurants courants dans tous les sens dans la fumée épaisse des machines, une grosse équipe les pieds plantés dans la boue, des caméras un peu partout.
Le dernier jour de cette semaine de tournage, je bouclais mes rapports, rangeais mes affaires. 
Ce Polaroïd de Mylène, je venais de le serrer dans mon poing, et de le jeter dans la poubelle de la table régie. Je ne le trouvais pas assez bien.
C'est alors qu'une personne souriante s'est approchée de moi pour me demander sans plus de cérémonie de lui remettre sur le champ tous les Polaroïds que j'avais pris au cours du tournage, et que je tenais justement dans mes mains. 
- Vous les donner... tous?
- Tous.
Ils étaient nombreux mes Polaroïds, la collection était fort belle.
Je précise ici que les photos prises par la scripte au cours d'un tournage n'appartiennent qu'à elle, mais je n'ai pas eu d'alternative à tout donner. 
Je me suis retrouvée, bras ballants, dépouillée de mes clichés.
Je n'ai pas tardé à plonger mes deux mains dans les profondeurs de la poubelle-sac plastique. Au milieu des gobelets souillés, des serviettes en papier collantes, des tranches de jambon desséchées, et des sachets de thé dégoulinants, j'ai récupéré la photo que je venais de jeter. 
Je l'ai essuyée, lissée soigneusement du plat de ma main, et glissée entre les pages d'un livre une fois chez moi.

2014:

Ce Polaroïd, je ne savais plus où il était. 
L'autre jour, il s'est échappé de l'édition définitive du "Hitchcock Truffaut" pour que je parle de lui. 
J'ai su immédiatement que c'était une photo intéressante.
Tout ce qui m'avait parue des défauts à l'époque, m'apparaissait à présent, à la lumière du temps qui passe et de l'expérience acquise, comme des qualités.  
Pourquoi avais-je jeté cette photo? Sans doute parce que c'était incongru, inhabituel, non conventionnel à l'époque de voir une personne poser les yeux clos, d'autant plus qu'elle était connue. Cette photo m'avait parue hors normes, m'avait sans doute fait peur parce qu'elle révélait quelque chose de différent, d'intime, de vulnérable, et surtout avais-je droit à cette révélation, à cette intimité? 
Sans doute aussi avais-je vécu trop peu de choses, et pas encore ce moment précis du tournage du temps de l'aventure de Jérôme Bonnell:
Nous étions gare du Nord, et filmions Douglas (Gabriel Byrne), au moment où Alix (Emmanuelle Devos) disparait dans la foule. 
Après la première prise, Jérôme s'est entretenu avec Gabriel, et avant de lancer le moteur, il s'est tourné vers moi, une étincelle dans le regard:
- "J'ai demandé à Gabriel de fermer les yeux. Tu vas voir..."
J'ai vu. Ces quelques secondes sont perçues comme le vertige, la tristesse du personnage à cet instant. 

Dans le film, ce plan est un de ceux qui me touchent le plus. Je crois que c'est celui que je préfère.
Cette photo de Mylène m'évoque ce moment là, et graphiquement ça, ou ça, ou encore ça.
La chanteuse s'est laissée aller quelques secondes, comme on se laisse aller dans le sommeil, ou le rêve. Pourrait-on croire qu'elle ait refusé de faire la photo simplement parce qu'elle ferme ses yeux ? Qui serions nous pour juger anormal qu'elle l'ait fait? A t-elle regretté d'avoir lâché prise, au point de récupérer tous les Polaroïds à la fin du tournage pour garder l'absolu contrôle de son image?
La photo qui compte, pour une raison ou pour une autre, est toujours un peu effrayante, parce qu'elle responsabilise, fait réfléchir. Elle oblige celui qui l'a faite à en répondre, à savoir la conserver, à choisir de la montrer ou pas.
Quand j'illustre les textes de ce blog, je prends toujours soin d'éviter les paupières mi-closes, les doubles mentons disgracieux, les bouches tordues, les mimiques ridicules, les corps parfois très déshabillés.
Là, je trouve cette photo belle parce que les yeux sont simplement et paisiblement fermés. En connivence.

J'ai conscience qu'on pourrait me dire que j'accorde de la valeur à cette photo juste parce que c'est celle d'une chanteuse connue.  
Mais non, ce qui compte pour moi, c'est que cette photo est la seule qui me reste de ce tournage. Ce Polaroïd de Mylène me fait d'abord penser que j'ai perdu la mémoire de toutes mes autres photos prises sur ce clip. Si elles étaient devant moi aujourd'hui, je pourrais instantanément faire un commentaire sur chacune d'elles. 
Dans le film "The ladies man" (Le tombeur de ces dames) réalisé en 61 par Jerry Lewis, il y a une scène dont j'aime la poésie surréaliste, et qui illustre bien mon sentiment lorsque je repense à tout ça. Dans cet extrait, Jerry fait un commentaire sur chacun des papillons de Miss Welonmelon.(cliquer sur le titre et regarder entre 02:21 et 02:40):
Miss Welonmelon, directrice d'une pension pour jeunes filles, collectionne les papillons. Jerry regarde cette collection encadrée dans un sous verre. Il connait le nom de chacun de ces papillons, il est capable de faire un commentaire sur chacun d'eux. Lorsqu'il ouvre le cadre tous les papillons s'envolent, et quand il siffle pour les rappeler, les papillons reviennent à leur place.
Mes Polaroïds ont-ils été jetés après que certains aient intégré le making off du clip? Si oui, j'aurais bien aimé plonger mes mains dans la poubelle pour les récupérer tous. 
Sinon, où sont-ils? 
Après toutes ces années, ce texte est ma seule alternative, et probablement le bref éclat d'un sentiment étrange qui, dans l'ombre de mes souvenirs, a ondulé jusqu'à aujourd'hui.

Parce que j'aurais beau siffler, mes Polaroïds (en)volés ne reviendront jamais.

 
Butterfly breeder (éleveur de papillons) Photo John Dominis

Vladimir Nabokov, écrivain et spécialiste des papillons. Photo Philippe Halsman 1966.
Marilyn Monroe Daydreaming. Photo Alfred Eisenstaedt 1953
Vladimir Nabokov, Photo Carl Mydans
Vladimir Nabokov, Photo Philippe Halsman
Shiori Matsumoto


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