19/10/2018

Certains l'aiment froid

"Un beau jour ou peut-être une nuit
Près d'un lac, je m'étais endormie

Quand soudain, semblant crever le ciel
Et venant de nulle part surgit"... un article de
"Négatif+ Le mag".
C'était il y a tout juste un an.
Voici l'extrait de l'article:

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Catonne - polaroid


Christine Catonné

Scripte pour de nombreux grands noms du cinéma – Andrzej Zulawski, Krzysztof Kieslowski, etc. – Christine Catonné nourrit un blog passionnant et tenu d'une belle plume. Son amour du Polaroïd transparaît de post en post, tantôt au service d'un tournage (comme ci-dessus), tantôt pour saisir des instants ou des mains fragiles. Les anecdotes et les rencontres s'égrènent de pages en pages, toujours racontées à la première personne, c'est à dire avec une sensibilité particulière et riche. 


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Et le lien si vous souhaitez lire l'article complet.
https://mag.negatifplus.com/polaroids-et-cinema/

Il fallait que la scripte au bois dormant revienne au pays d'autrefois pour remercier le journaliste qui a écrit tout ça 
Alors...
Bisous. Merci. Bisous.

Je vais donc poursuivre le récit de ma vie professionnelle "à la première personne" et pour la soixante dixième fois.
Vous savez ce qu'on dit... Les voyages forment la jeunesse... Chaque tournage est différent, et il m'arrive de sortir de certains d'entre eux comme d'un mauvais rêve.
Alors voilà une histoire verte et pas mûre ...


...

Toute la maison dort, mais pour aller faire du cinéma, j'ai réglé mon réveil sur cinq heures du matin. 
Dans la pénombre de la chambre, mon petit orteil accroche le pied du lit. 
Ma grimace est muette.
Je glisse sur le carreau de la douche. 
Maudites soient les savonnettes. 
Je tire trop fort un tiroir qui écrase mon pied. 
J'endure sans broncher. 
Je me brûle au café noir. 
Max Havelaar est-il vraiment équitable?

Trois quart d'heure de métro, une heure de voiture pour me rendre sur le décor.
Ici l'ambiance est pourrie: Harcèlement anormal, incompétence crasse, valse hésitations, haines larvées. Jour après jour, les mots durs tombent comme des bombes, les relations coulent à pic
Parfum de crash, et une boîte noire qui demeurera introuvable. Perdue à jamais.

Vous comprendrez qu'à la cantine, estomac noué, je mange sans faim, avale de travers, manque m'étouffer
Dans l'après-midi le réalisateur mime encore une fois une scène à l'actrice devant l'équipe médusée. Sait-il seulement qu'il veut la réduire à une imitatrice, ce qui est l'opposé d'une actrice? Craint-il que malgré son immense talent, elle n'arrive pas à défendre le rôle qu'il lui a confié? 
Mon stylo n'écrit plus, mon chronomètre me lâche. Je renverse mon thé et m'emmêle les pinceaux dans les câbles qui traînent. N'ai pas peur, tu n'as rien à te reprocher. C'est pas que je veuille m'enfuir, mais sortir prendre le frais me ferait du bien...

Quand je suis tancée vertement alors que je ne suis pour rien dans tout ce qui va mal, quand je vois des techniciens se lancer des insultes à la figure, quand chaque jour je sais, vois et entends des choses que je ne peux dire à personne, il ne faut rien lâcher. 
Mais endurer. 
Garder de vilains secrets qui tordent le coeur...
Boule au ventre, je brise la mine de mon crayon en appuyant trop fort sur le papier.
Nulle plainte ne doit sortir de ma bouche sur ce tournage de cauchemar.

La portière se referme sur mes doigts pour une heure de voiture, trois quart d'heure de métro. 
C'est comme ça, ah, la la la la.

Dans la maison endormie, travailler encore en silence, jusqu'à tard dans la nuit. 
J'ai pas de plaisir. Rien que des bleus, mais c'est pas grave.
De ces sales journées où l'on se retient de tout, je sais que la douleur physique n'est pas celle qui fait le plus mal. 
Mes mots aujourd'hui sont le cri qui sort de ma gorge.

...
                                                                                                
Ma petite histoire est sombre, elle aurait pu me faire chavirer mais je suis passée à autre chose depuis longtemps, et j'insiste:
J'ai la nostalgique des tournages chaleureux qui s'achèvent toujours trop tôt. Au moment où j'écris, j'ose espérer que j'en connaîtrai encore quelques uns pour continuer de nourrir, et ce n'est pas moi qui le dis, "ma sensibilité particulière et riche". 
Pour avoir des choses à vous dire.
Et me consoler de tout.
Vive le cinéma... et ses Polaroïds!
A bientôt qui sait? 

Ça crie pas mal dans les photos qui suivent...


 
Des enfants assistent au spectacle "Saint George et le Dragon" dans un théâtre en plein air à Paris, 1963 Alfred Eisenstaedt

John Lennon, de Brian Hamill

Robert De Niro, dans Raging bull de Martin Scorsese

Tina Turner, de Brian Hamill
Beatles pillow fight, Hôtel George v, Paris 1964, de Harry Benson

Robert Kennedy, New York, de Steve Schapiro

The Supremes, New York, de Steve Schapiro (Mary Wilson, Diana Ross, Florence Ballard)

Le Caire, Yuri Kozyrev/NOOR for Time, 2011


Photo animée 1934 auteur inconnu.



Le cri, Edvard Munch 1893
Les singes de la sagesse. "Ne rien dire, ne rien voir, ne rien entendre, "
Billy Wilder et Jack Lemmon sur le tournage de "Certains l'aiment chaud" 1959

18/02/2016

Organisation de l'anarchie / Andrzej Zulawski.

Une comédienne se déhanche nue devant l'objectif d'un photographe.
Ce premier jour de tournage de "La femme publique" est aussi le premier jour du reste de ma vie de scripte.

Le cinéaste, diablement beause signe rageusement et lance "Kamera!" comme pour fouetter son actrice.
Du mystique pour abattre les murs dressés.
Le ton est donné, poursuivi à outrance.

Sur "L'amour braque", il me faut encore du temps pour digérer les cadres maîtrisés, les images magnifiquement composées, les longs travellings mis en place de manière magistrale qui se déroulent vers l'infini et au delà. Tous lyriques et vertigineux, ils semblent fuir sur la ligne d'un inexorable chaos.
La caméra de Zulawski sait faire du cinéma.
J'en prends de la graine.
Sophie Marceau sous le charme du cinéaste, crache dans la bouche de Francis Huster. 
Il faut bien que le corps exulte.
Un peu d'hystérie pour aider à jouir.
Je biberonne au sulfureux.

Sur les trottoirs du cinéma on ne choisit pas ses parents pour apprendre à marcher, et c'est une main de fer gantée de velours qui a tenu la mienne. J'ai vite compris qu'il n'y avait pas une tâche moins importante qu'une autre aux yeux de ce cinéaste .
A la stagiaire que j'étais, il confiera d'emblée son sac, et je n'aurai d'autre choix que de le garder sur mon épaule endolorie pendant des semaines sous peine de mots giflés. Il parlait sans détours, ne pratiquait pas le coup bas et ne répétait jamais deux fois la même chose. Pas d'alternatives pour gagner ses galons. C'était marche ou crève.
Mais... 
L'homme, virtuose et exigeant, n'hésitera pas à donner le scénario de "La note bleue" à la stagiaire devenue scripte. "Je te préviens, c'est un film compliqué". Les mots claqueront encore lorsqu'il jugera mon pré-minutage trop long de quarante-cinq secondes par rapport au sien.
Pas de demie-mesure. Jamais.
Peu importe, j'étais copine avec la baraka.

"La note bleue" donc.
On ne pouvait me faire plus beau cadeau.
Dans chaque pièce d'un château excentrique et bariolé, un romantisme exacerbé flottait dans l'air de cet été fiévreux. Les marionnettes s'animaient, et la musique de Chopin réinventait la vie du soir au matin.
Zulawski en imposait, d'un seul regard. Il était habité, obsédé, impatient, fou sans doute mais toujours plus créatif, libre et novateur dans sa mise en scène
Il semblait ne pas pouvoir tenir en place, et usait de but en blanc d'un phrasé net, précis, incisif. Oui, au diable préambules et précautions de langage. Sans doute parce que la vie est courte, et qu'il n'était pas question de perdre son temps ou de s'ennuyer.  
Il n'avait pas la réputation d'être un "gentil", ne tolérait aucune pose ou trou de mémoire de la part de ses comédiens, encore moins de sa scripte. Mais cet été là, je n'ai connu aucune tempête. L'équipe était concentrée, avançant comme un seul homme avec lui dans la plus parfaite harmonie. Comme quoi...
Tout en réfléchissant, il tirait sur les poils de sa barbe qu'il ne rasait qu'à la fin du tournage, par superstition, et refusait de faire la bise sous l'encadrement d'une porte parce que, me disait-il, "Cela signifie qu'on ne se reverra pas". Il posait parfois sur moi un sourire un brin narquois, me questionnait avec une préciosité tout à la fois noble et distante, exprimant par de menus signes qu'il me jugeait à la hauteur de la tâche confiée. 
Il aimait les femmes. 

Un soir d'août, il me donna sa recette de citron et de miel mélangés à je ne sais plus quel alcool fort pour éviter que mon rhume ne se transforme en sinusite. Il m'ordonna de boire le breuvage afin de suer abondamment sous mes couvertures pendant la nuit
Tout un programme pour terrasser le mal. Devrais-je dire le diable?
Ou encore, lors de cette fête où il me servit d'autorité un bol de Bortsch, une soupe des pays de l'est à base de betterave que je devais avaler sans délai tant il la jugeait exquise
J'ai beau avoir la reconnaissance du ventre tenace, mon nez a immédiatement détecté l'odeur de la crème aigre que j'abhorre. 

Alors, il faut bien expier ses fautes tôt ou tard, si petites soient-elles, et n'oublier jamais la confiance accordée.
Il semble Andrzej, que ce jour soit arrivé. 
Je confesse ici que j'ai soigné mon rhume sobrement, et que Le breuvage odorant a fini aux pieds des buissons.

Je suis tombée des nues en apprenant hier que ce grand cinéaste romantique venait de disparaître.  
"La note bleue" est une des plus belles histoires de ma mémoire.
Alors, pardonne-moi Andrzej de ne pas avoir mangé ma soupe.
Je tiens à te dire merci.
Merci pour tout. 


Valérie Kapriski (Ethel) et Yveline Ailhaud (Rachel) pendant une prise sur le film "La femme publique". C'est Valérie qui prend la photo. Andrzej au fond.

Andrzej Zulawski et Serge Ridoux sur le plateau de "La note bleue"
 




Romy Schneider et Andrzej Zulawski sur "L'important c'est d'aimer"

"La note bleue", chambre Solange Sand








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