01/02/2014

Suzanne Durrenberger, scripte.

Suzanne Durrenberger

On m'a souvent parlé de Suzanne Durrenberger avec chaleur. 
Que pouvait elle avoir de si exceptionnel? Qui était cette femme qui habitait seule, dans deux petites pièces séparées par un palier au premier étage du 86 rue St Louis en L'Ile? Là où les volets de ses fenêtres ne fermaient plus sur ses nuits d'insomnie, parce qu'elle avait laissé la végétation les envahir.
Une princesse dans son donjon?
De quoi l'idéaliser.

Plus tard, j'ai rencontré Suzanne. Trop rarement. 
Jamais elle n'évoquait une chose de manière banale, pas plus que la banalité de cette chose. Elle aimait tourner autour, pour pointer ce qui à d'autre échappe trop souvent, et qui est si essentiel. A t-elle dit à ses cinéastes ce qu'ils n'auraient jamais espéré entendre de la part d'une collaboratrice? 
Probablement.
Suzanne c'était, des paroles sibyllines, un commentaire allusif, un regard sensible, un frémissement imperceptible, un battement de cil... Un silence qui disait tout.
À Bertolucci qui avait organisé un casting de scriptes pour "Le dernier tango à Paris", elle avait affirmé:
"C'est avec moi que vous devez travailler, parce que moi, je vous aime".
Une charmeuse ensorceleuse qu'il n'a jamais quittée.
Suzanne s'intéressait à l'artistique avant tout. Elle était la cohérence du cinéaste dans le grand désordre de la vie, dans le grand désordre du cinéma qui était toute sa vie.

Les gens n'ont pas arrêté de me parler d'elle, et j'ai continué à l'idéaliser.
Suzanne chutant au milieu des dunes de sable en Afrique du Sud, ses feuilles de montage s'envolant au gré du vent, tous les techniciens courant après pour les rattraper, et lui porter secours. 
Suzanne revenant d'Italie du tournage de "1900", un casque audio sur les oreilles, écoutant de la grande musique tout en conduisant. Les bouteilles de Lambrusco de Parme, vin pétillant, posées sur le siège arrière de sa 2CV, explosaient sous l'effet de la chaleur, et souillaient ses vêtements. Elle ne s'en rendait pas compte, tant elle était bouleversée par la musique. Elle pleurait sur la beauté.
Sa vie n'était que cinéma. Elle aimait voir les voilages des fenêtres se gonfler du souffle du vent parce que pour le plan, "c'était tellement plus beau".
Pendant "Combien tu m'aimes?", Bertrand Blier dira "Comment ai-je pu faire sans elle..."
Sa vie était un film.

Je me souviens d'un dîner chez Rémi Waterhouse, scénariste de "Ridicule", qui venait de mettre en scène "Mille Millièmes". Elle était là, toujours très élégante. Elle ne quittait jamais son chapeau en feutre rouge et ses grands foulards en soie qui flottaient autour d'elle. Entre les plats, soucieuse de son apparence, un petit miroir-poudrier au creux de sa main, elle remaquillait ses lèvres le geste un peu vague, tout comme elle le faisait sur les plateaux de tournage. Ce soir là, elle avait évoqué les plus grands. Ses phrases coulaient, tranquilles, pleines de Bertolucci, Buñuel, Chéreau, Clément...
Rien que des hommes. Ses cinéastes tous si magnifiques, si merveilleux...
Une amoureuse et ses amoureux.
- "Dans une autre vie, nous serions mariés..." avait-elle soufflé à Luis Buñuel. Lui avait ajouté:
- "Et nous aurions une petite ferme".
Ce soir là, je l'écoutais, et comprenais pourquoi je l'avais idéalisée toutes ces années.

C'est avec les pièces éparpillées d'un puzzle mystérieux, avec des sensations diverses, fugaces, que j'ai reconstitué, peu à peu, une image de Suzanne où la sensibilité, l'élégance, la folie, le goût infini prenaient toute la place.
Il y a des êtres pour qui le métier et la vie se confondent, ne font qu'un.
Suzanne se préoccupait de la création avant de se préoccuper de faire un métier. C'est pour cela qu'elle était exceptionnelle. 
Et qu'elle est inspirante.
À cet idéal, peut-être dois-je ce que je sens instinctivement.  
Et peut-être ma sensibilité qui me fait parfois pleurer sur un plateau de cinéma.
Je ne sais pas.
Je sais juste que je tâche toujours de régler mon pas sur le pas de ceux que j'aime.  

   
                                                                                                           ***

Suzanne Durrenberger était scripte. Elle a confié ses documents professionnels à La Cinémathèque Française, peu de temps avant de disparaître en 2011.
La filmographie de cette grande dame du cinéma est impressionnante, elle est considérée par beaucoup comme la plus grande des scriptes françaises.


Suzanne Durrenberger
Suzanne Durrenberger et Rémi Waterhouse sur le tournage de Mille millièmes

Suzanne, Novembre 2000

Suzanne, Novembre 2000
Wind from the sea, Andrew Wyeth 1947

1 commentaire:

  1. Bonjour,
    Je viens de lire ce commentaire sur Suzanne et je le trouve magnifique... Digne d'un livre hommage pour cette grande dame du cinéma Français. Suzanne était ma voisine sur l'Ile Saint-Louis et je savais à quelle heure elle rentrait d'un tournage au son de sa "2V", légendaire sur l'Ile. Elle préférait se garer en bas de chez moi " - Comme ça, me disait-elle, tu peux la surveiller. J'en ai marre que l'on me l’abime en montant dessus." J'ai fait un film avec qu'elle et c'était un film de Bernardo "The dreamers". Tournage magnifique où elle n’hésitait pas à me reprendre dans mes prises. Délicieuse Suzanne chez moi avec ses amis fêtant la sortie d'un long métrage en DVD... Sans oublier nos dîners sur notre ile à trouver les hommes beaux chacun à sa manière. Parce que Suzanne aimait les hommes tous les hommes même ceux qui étaient différents. Elle trouvait mon ami beau et me le répétait souvent.
    Une particularité et amertume : ne pas avoir été mis sur le mur des disparus lors de la cérémonie des César de 2012. Un comble pour cette grande professionnelle. Mais le plus triste est que nous n'étions pas nombreux à l'avoir accompagnée à sa dernière demeure, pas plus d'une vingtaine et peu de gens du métier. C'est triste de mourir en juillet.
    Je ne sais pas qui a écrit ce texte mais s'il ou elle se reconnaît ou s'identifie, je serais ravi de l'éditer.
    Thierry Falivene,
    www.elytel.fr

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