01/06/2015

Flux tendu

Au fond d'une boîte, une photo polaroïd vieille de plusieurs années. 
Et une actrice en gros plan qui me fixe.
Celle-là même qui me faisait rêver sur l'écran noir de mes nuits blanches adolescentes.
Mon modèle. Et même si elle ne l'avait pas été...  
Je me suis retrouvée toute jeune scripte sur ce film, elle était là
Il était écrit que ma vie ordinaire devait côtoyer mon rêve le temps d'un tournage.
D'une drôle de manière.

Dans la loge maquillage régnait une certaine effervescence. Je cherchais mon metteur en scène pour noter des changements de dialogue, et là paf... Je LA vois. Le temps avait filé, l'artiste glorifiée n'était plus tout à fait la même, mais elle était belle et squattait depuis si longtemps l'intimité de mon imaginaire. Mon metteur en scène se tenait à côté d'elle, je me suis approchée. 
Il m'a présentée avant d'aller se servir un énième café, il allait revenir. Elle a tourné son regard vers moi pour me jauger longuement de la tête aux pieds, et sans jamais croiser mon regard, a pointé son index sur l'appareil Polaroïd qui pendait à mon épaule
- "Ah oui... la scripte... Je n'ai plus de recharge pour mon Polaroïd. Apportez m'en une".
Des mots au ralenti. Comme un lent déraillement. 
Voix basse dédaigneuse, mépris du sourire aussi large que son dos tourné dans la foulée.
Mon cerveau a buggé. Ma comédienne adulée venait de me donner un ordre: 
"Apportez m'en une". 
Ne vous moquez pas, je crois bien que je tremblais un peu sur mes jambes.
Je sais, c'est ridicule. J'étais si jeune. Comment vivre des situations que je n'imaginais pas vivre? Pour réussir, je voulais tout faire bien, tout vivre bien, même avec les gens pas bien. C'est dire!
Du coup, j'ai oublié ce que j'étais venue faire ici, et j'ai filé dare-dare pendant que mon actrice chérie parlait fond de teint avec sa maquilleuse
Plus rien ne comptait que cette consigne qui tournait en boucle dans ma tête
"Apportez m'en une". 
Je ne travaille pas en "flux tendu*" comme certains professionnels. J'ai du stock, et la diva de ma vie n'a eu qu'à arracher la recharge de ma main pour la fourrer dans son sac. 
Ultra tendue ma main...
Le comble, c'est que j'ai eu honte pour elle en la regardant faire.
L'a t-elle senti? Les jours qui ont suivi ont été rudes. 
Du fond de la boîte, son regard me poignarde encore.
"Apportez m'en une" m'a tuée. 

Le temps a passé et je souris en pensant à ce qui n'était qu'une indélicatesse
Pourquoi raconter ça? Tu en as avalé des couleuvres. Comme tout le monde non?
Oui, c'est vrai. Ce genre de mésaventure ne me fait plus ni chaud ni froid. Le métier est rentré, j'ai envie de dire, et je fais désormais face sans broncher à la mauvaise foi, aux rapports de force, au harcèlement, à l'hystérie, dont certains abusent.
J'avoue que depuis longtemps, lorsqu'on me fait une demande qui n'a rien à voir avec mon travail ou lorsqu'on se laisse aller devant moi à des propos déplaisants, voire dégoûtants, je bouge la tête à la manière d'un chien en plastique sur la plage arrière d'une voiture...
En me concentrant sur le mouvement de va et vient de ma tête, je m'évade.

Et elle, fait-elle toujours l'actrice?
Sa photo traîne au fond d'une boîte
Pâle et rayée.
Le scénario de ce film est sur une étagère, avec d'autres.
Je continue d'aimer les actrices. 
Les acteurs aussi.
Mais je ne vous dirai pas qui.


* Travailler en flux tendus, c'est accepter le risque de ruptures de stocks.



"Louis Charles, mon amour" de Régis Wargnier (Je ne sais plus qui se cache derrière ces bandelettes!)

... et moi, à trop regarder mes cicatrices avec émotion, je trébuche et tombe dans l'escalier. C'est rien, c'est la vie.