02/05/2014

La traduction, exactement.

Dans les cafés, on pouvait fumer alors.
La rencontre avec le cinéaste a lieu dans celui qui est juste en bas des bureaux de production. Il est assis au fond de la salle, un jeune homme est à côté de lui. Je m'assois face à eux.
Je me souviens d'une lumière chaude, d'une atmosphère enfumée. Le bras accoudé à la table tient, proche du visage, une cigarette qui bouge au rythme des mots prononcés. Il parle, et je ne comprends rien de ce qu'il dit.  
Le jeune homme est interprète et traduit: 
- "J'ai été professeur, et souhaite te poser des questions sur les axes de prises de vue et..."
Une brève demande d'explications de la part du jeune homme qui hésite.
- "... et le sens du...". 
Encore une précision.
- "... et la direction des regards".
Pourquoi pas.  
Le cinéaste boit une gorgée de café noir. Son coude ne quitte pas la table, il tire sur sa cigarette profondément. Derrière ses grosses lunettes, il porte sur moi un regard à la fois aigu et comme embué. 
Silence. L'interprète guette du coin de l'oeil des mots qui tardent à venir.
La phrase qui suit est dite plus vite, la main et la cigarette s'agitent, et je remarque alors cette voix grave, légèrement nasale, qui pourrait laisser penser que l'homme est enrhumé, alors qu'il ne l'est visiblement pas. 
La traduction est plus précipitée, et je perçois une pointe de la propre surprise du traducteur à propos de ce qu'il s'apprête à me dire:
- "Ce serait intéressant que tu répondes a quelques questions, oui évidemment... Mais non, je ne vais pas te les poser".
Je comprends que le cinéaste cherche à souligner qu'il me fait confiance. Par cet effet de mise en scène, il veut me responsabiliser.
- "Je t'appellerai Krichiou".  
J'imagine que ce petit nom est choisi pour sa prononciation aisée dans cette langue slave. Je n'ai jamais cherché à en connaître l'orthographe exacte, et des années après, j'ignore si certaines lettres sont surmontées de diacritiques: ó pour [u], ę pour [ɛ̃], ą pour [ɔ̃], ć pour [tɕ], ł pour [u̯]... 
L'information m'est livrée sans autres commentaires. Je fais avec.
Juste après, je serre dans mes mains le scénario que le cinéaste me confie.
Un trésor.
Je rentre chez moi en métro ou peut-être à pieds. Je ne sais plus.

Il n'y avait pas d'ordinateur alors
J'aime des films du Décalogue, mais Wikipédia n'est pas là pour combler mes manques, mes "que voir?". Le scénario est posé devant moi, je le lis d'une seule traite.
Quand je relève la tête, la nuit est tombée, les pages sont refermées sur les draps froissés. Je me demande quelle sera l'influence de cette histoire magnifique sur ma vie. 
Et puis, je revois la scène de cette rencontre particulière, comme pour la graver mieux dans ma mémoire
Aujourd'hui, j'entends à nouveau cette langue incompréhensible à mes oreilles, ces phrases souvent courtes, toujours formulées avec une pointe d'impatience, un ton précis, et prononcées d'une manière si définitive qu'elles semblaient n'attendre rien. Comprendre et se faire comprendre en différé tout au long du tournage ne serait jamais simple. L'étrange tempo de la traduction imposerait son faux rythme, et enlèverait toute spontanéité au moindre dialogue. Arguments, commentaires, topos, seraient inlassablement livrées à la traduction comme une fatalité, presque une résignation. 

Le téléphone portable n'existait pas alors. 
Il est fixe, et je sursaute quand il sonne.
Où étais-tu? Pas de nouvelles de toi de toute la journée! 
Je raconte tout dans un grand désordre, je partage ma joie. 
La nuit, j'ai un sommeil agité. Les jours qui suivent, j'affiche un sourire béat. Je suis comme dans l'addiction d'une histoire d'amour qui commence. Dépendante d'un récit qui est là. Même si tout reste à faire.

Le monde était tout autre alors.
Aujourd'hui, mon téléphone portable et mon ordinateur me facilitent la vie, et j'approuve absolument qu'on ne fume plus dans les lieux publics.
En 1990, ce cinéaste qui a toujours dénoncé les incohérences du système politique de son pays, voit celui-ci quitter un communisme rigide, au moment précis où lui-même s'apprête à tourner une partie de son film dans le pays des droits de l'homme. Dans notre vieille démocratie.
Actuellement, nos régimes connaissent une régression.  
On nous parle d'austérité alors qu'une minorité de gens n'a jamais été aussi riche. Le rythme de travail est toujours plus soutenu, plus dur. Il arrive plus souvent que les rapports entre les gens soient tendus.
Quand je ne tourne pas, je prends le temps de traduire mes souvenirs en mots, je me donne du temps pour rassembler sur ce blog le plus exactement possible, ma mémoire.
Pour ne pas oublier.

C'était "La choriste" alors.
Krzysztof Kieslowski n'est plus là depuis longtemps.   
C'est "La double vie de Véronique" pour toujours.

"La double vie de Véronique" de K.Kieslowski. Irène Jacob (Véronique) sur le décor Appt.Véronique.
K.Kieslowski et moi sur le tournage de "La double vie de Véronique"
K.Kieslowski.

"La double vie de Véronique" de K.Kieslowski, décor Appt. Véronique. Krzysztof au premier plan.
Scénario de tournage de "La double vie de Véronique"